Nouvelle introduction  de « Éloge des vagabondes »

Nouvelle introduction  de « Éloge des vagabondes »

 

Les plantes voyagent. Les herbes surtout.

Elles se déplacent en silence à la façon des vents. On ne peut rien contre le vent.

En moissonnant les nuages on serait surpris de récolter d’impondérables semences mêlées de loess, poussières fertiles. Dans le ciel déjà se dessinent d’imprévisibles paysages.

Le hasard organise les détails, utilise tous les vecteurs possibles pour la distribution des espèces. Tout convient au transport, des courants marins aux semelles des chaussures. 

L’essentiel du voyage revient aux animaux. La nature affrète les oiseaux consommateurs de baies, les fourmis jardinières, les moutons calmes, subversifs, dont la toison contient des champs et des champs de graines. Les plantes ne se gênent pas pour franchir les obstacles du relief et des océans. Les chênes que l’on croit avoir toujours occupé nos contrées ont stabilisés leur progression depuis le sud  voici seulement 4000 ans : une ridicule fraction de seconde à l’échelle du temps planétaire (1). Au cours de son histoire l’homme, animal agité en mouvements incessants, devient libre échangeur de la diversité. Pour tout le vivant la sédentarisation est temporaire, on ne fait que passer (2). La « maison », la zone d’habitat, le terroir ne sont que des étapes d’occupation temporaire, parfois de conquêtes, parfois de défaites, parfois encore de reconquêtes (3). Selon les plus attentifs observateurs de la vie la sédentarité – adaptation bloquée sur un seul système de vie – mène à la mort (4).

L’évolution trouve son compte dans les mécaniques incessantes du brassage planétaire . La société non. Le moindre projet gestionnaire se heurte au calendrier prévisionnel. Comment ordonnancer, hiérarchiser, taxer : le possible surgit à tout moment. Comment maintenir le paysage, en gérer les dépenses s’il se transforme au gré des ouragans ? Quelle grille technocratique appliquer aux débordements de la nature, à sa violence ?

Face aux vents, aux oiseaux, la question des interdits demeure. La nature inventive condamne le législateur à revoir les textes, chercher les paroles rassurantes. (cf.17)

Et si l’on assurait contre la vie ?

Un tel projet – l’assurance à tous prix – trouve des alliés inattendus : les radicaux de l’écologie, les tenants de la nostalgie. Rien ne doit changer, notre passé en dépend disent les uns ; rien ne doit changer, la diversité en dépend disent les autres. Haro sur le vagabondage.

Le discours va plus loin. Politique, il assemble les esprits sur la nécessité d’éradiquer les espèces venues d’ailleurs. Qu’allons-nous devenir si les étrangers occupent le terrain ? On parle de survie.

La science vient à la rescousse : l’écologie, otage de ses propres intégristes, sert d’argument. Ici naît l’imposture : les calculs statistiques, la levée des recensements conduisent à un génocide tranquille, planétaire et légal. En même temps se dessine une imposture plus vaste : frapper de patrimoine le moindre caractère identitaire – un site, un paysage, un écosystème – afin de pouvoir en chasser tout ce qui ne vient pas le conforter.

Au nom de la diversité – trésor à préserver pour d’inavouables calculs : n’y aurait-il pas quelques sous à tirer, quelques brevets à prendre ? – les énergies se mobilisent contre l’intolérable processus de l’évolution. Certains faux discours utilisent les arguments scientifiques au service d’une croyance et non d’un constat (5). Et pourtant les croyances elles-mêmes, les mythes et les religions participent du brassage planétaire. On a oublié que le coq gaulois vient de Chine, il faut revoir la carte du monde (6).

On s’en prend aux êtres qui n’ont rien à faire ici. Surtout s’ils y sont heureux. D’abord éliminer, après on verra. Régler, comptabiliser, fixer les normes d’un paysage et les quotas d’existence. Déclarer ennemis, pestes, menaces, les êtres osant franchir ces limites. Instruire un procès, définir un protocole d’action : partir en guerre.

On pourrait faire autrement, imaginer la planète comme un pays sans frontière et s’acheminer vers un civisme planétaire, insister sur la nature chaque fois différente du contexte des affrontements et des alliances, créer le lien par l’ailleurs (7).

Peut-être faudrait-il changer le langage, oublier certains mots, en faire advenir d’autres capables d’exprimer les réalités vécues. Nature, de nacere donne le mot nation (8). Lorsque l’on apprend qu’il fut créé par les grecs anciens pour soustraire le monde vivant non humain à la superstition polythéiste de l’époque afin d’en faire une étude objective, lorsque l’on constate qu’en réalité nous faisons partie de cette nature (et non uniquement d’une nation), pourquoi nous acharner à nous mettre à distance de nous-mêmes en nous séparant de ce qui nous fait exister ? Faut-il supprimer le mot nature ?

Éloge des vagabondes s’oppose à une attitude aveuglément conservatrice. Il considère la multiplicité des rencontres et la diversité des êtres comme autant de richesses ajoutées au territoire. « Il n’y a pas de revenir il n’y a que des devenirs » (9) . Peut-on inventer un jardinage du perpétuel changement, faire avec les nouveaux arrivants et non contre, découvrir la richesse de l’hybridation, qu’elle soit naturelle ou culturelle ? (cf. 5). Doit-on changer de vocabulaire, enrichir ou modifier la liste des mots ? Comment s’adapter à la complexité troublante de la diversité des êtres et des pensées ? Faut-il se lancer dans un voyage initiatique en acceptant l’autre au rythme de l’approche lente, celle qui petit à petit élimine les distances de fuite pour engager le dialogue dont nous avons besoin ? (10). Un étranger est-il étrange ? (11). Est-il possible de créer des lieux de rencontres, de pédagogie et d’échanges où l’ensemble du vivant – végétaux, animaux, humains – s’engage sans heurt dans l’émergence d’un nouveau modèle économique et politique ? Peut-on rêver d’une « Ferme du Tout-Monde » ? (12). Mettre en place un sol fertile naturellement équilibré, non soumis aux névrotiques calculs de rendements, exactement contraire aux serres de fraises andalouses grossies au bromure de méthyle et cueilles par les esclaves sous-payées venues de loin… (13). 

Sans le savoir, à tout moment nous pratiquons l’art du brassage planétaire ordinaire et domestique : nous cuisinons les plats savants de l’histoire à partir d’espèces venues des quatre coins du monde depuis la nuit des temps humains. La fraise en question vient du Chili, on n’y pense pas en la mangeant au dessert car elle pousse dans le jardin, juste derrière la maison. La nutrition est une expression obligatoire du brassage planétaire (14). Le petit jardin, le premier jardin, celui de la première sédentarisation, est le lieu initial du brassage planétaire sous l’influence humaine. Les plantes qu’on y cultive, principalement vivrières, viennent d’ailleurs. On les importe des territoires de cueillette rencontrés lors du nomadisme ancestral. Le potager semble figé sur son terrain, mais il est partout. Il peut même devenir nomade au fil des transhumances imposées par les changements climatiques, les guerres ou par le simple désir du voyage (15).

Sommes-nous capable enfin d’accepter que notre jardin, la planète, « ne nous appartient pas mais que c’est bien nous qui lui appartenons » et que nous sommes dans l’obligation d’un soin à prodiguer à son égard ? Avons-nous bien mesuré que la richesse ne vient pas d’une mine d’or mais d’une diversité offerte que le brassage planétaire n’a jamais cesser d’enrichir et de modifier (16). 

J’observe la vie dans sa dynamique. Avec son taux ordinaire d’amoralité. Je ne juge pas mais je prends parti en faveurs des énergies susceptibles d’inventer des situations nouvelles. Diversité de configurations et diversité des êtres. L’un n’interdit pas l’autre. Sur ce point les juristes s’affrontent mais « le droit est une chose vivante » et tout peut évoluer (17). 

Éloge des vagabondes s’en tient au jardin : à la planète regardée comme telle. Au jardinier, passager de la Terre, entremetteur privilégié de mariages inattendus, acteur direct ou indirect du vagabondage, vagabond lui-même. 

Oui, tout peut évoluer à la condition d’accepter l’imprévisible invention du vivant, source de l’étonnement, base d’un équilibre instable emporté par le mouvement d’un univers poétique où le rêve demeure la source des projets (18).

Gilles Clément

Cerisy, août 2018.

                                —————————————————————-

NOTES

Cette nouvelle introduction inclut certaines remarques importantes faites par les intervenants du colloque « Brassages planétaires », d’ou les renvois de bas de page. Je n’utilise presque jamais ce système d’écriture mais dans ce cas précis il permet de citer les intervenants et le sujet de leurs interventions sans alourdir le texte. 

(1) – Antoine Kremer, Brassages génétiques, diversité et adaptation.

(2) – Patrick Moquay, Véronique Mure. Organisation du colloque Brassages planétaires.

(3) –  Sylvie Glissant, Actualité des brassages. Cécilia Claeys, Fluctuantes natures, hésitantes cultures.

(4) – Jacques Tassin, Regard d’un écologue sur l’ici et l’ailleurs.

(5) – Olivier Filippi, Plantes exotiques envahissantes en Méditerranée, entre présupposés éthiques et non-dits.

(6) – Serge Bahuchet, Les jardiniers de la nature. Christian Grataloup, La diversialité u monde vivant.

(7) – Ruedi Baur, Dessine-moi un monde sans frontière. André Micoud, Indigènes, natifs, autochtones, endémiques : restez plantés où vous êtes. Dimitri Robert-Rimsky, Hélène Deléan, Kendra Mc Laughlin, Leçons de Calais .

(8) – Marie-José Mondzain, Pousser – saxifrage politica.

(9) – Camille Louis, Leçons de Calais.

(10) – Adrien Sarels, Expériences de voyages.

(11) – Sarah Clément, Archives et migrations.

(12) – Olivier Darné, Les abeilles en mouvement.

(13) – Emmanuelle Hellio, Les fruits de la frontière.

(14) – Emanuele Coccia, Continent théorique et tectonique des êtres. Yann Lafolie, tomates du monde.

(15) – Maxime Aumon, Le règne des Grands Chariots.

(16) – Dénetem Touam Bona, L’esprit de la forêt. Antoine Hennion, Débattre des mondes que nous voulons : les migrations comme proposition politique.

(17) – Sylvain Allemand. Sarah Vanuxem, Libérer les semences paysannes pour un brassage planétaire ? Anne-Marie Fixot, Bénédicte Vacquerel, L’expérience de Démosthène à Caen, droits et citoyenneté.

(18) – Maxime Aumon, Sylvie Mombo, Raphaël Caillens, Véronique Mure, Martin Bombal, Mathilde Clément, Nicolas Delporte, Tom Troïanowski, Bulle Meigan, Camille Zéhenne

 

Entretien avec Patrick Moquay, Délégué scientifique de l’Ecole nationale supérieure du paysage (ENSP) de Versailles, et codirecteur, avec Véronique Mure, du colloque sur les « brassages planétaires » – pour y accéder  cliquez ici.

Vous aimerez aussi

Ils sont 2 commentaires


Publier un nouveau commentaire