Texte de Fabio Morabito, in « Naturata », Album de photos de Graciela Iturbide
« Lorsqu’Adam et Ève, chassés du jardin d’Éden, durent vivre de leurs propres moyens, loin des délices que Dieu leur avait prodigués à pleines mains, éprouvèrent-ils le besoin d’avoir un autre jardin ou cette idée leur parut-elle tout simplement insupportable ? Peut-être, après s’être refusés toute leur vie à en posséder un, tourmentés par le souvenir du serpent, déjà vieux, plein d’expérience, de connaissance, de douleur et de quelques rares bonheurs, cédèrent-ils à la tentation de recréer leur premier séjour et s’accordèrent-ils un jardin, qui, même modeste, dut leur rappeler, comme nulle autre chose au monde, les jours innocents et lumineux du commencement. Peut-être alors seulement, se regardant dans ce second jardin fait de leurs mains, se connurent-ils vraiment, et acceptèrent-ils leur destin. Peut être, pour la première fois, passèrent-ils de la complicité à l’amour, ou du moins à l’affection. Quel était ce second jardin, vague et imparfait souvenir du jardin édénique ? Petit, pour commencer, qu’on pouvait embrasser d’un seul regard, et monotone, incapable, avec ses plantes grossièrement alignées ou éparpillées sans grâce, de se détacher clairement du potager et du verger voisins et pourtant, déjà, un véritable jardin, avec je ne sais quoi d’ailé et de gratuit qu’ont tous les jardins, qui repose sur une liaison intime avec le ciel, avec ce qu’on ne peut atteindre et qui semble nous rejeter. Ce que le potager, obtus, ne sait pas, absorbé dans son labeur fanatique qui est d’arracher à la terre ce qu’il peut, et que même la forêt ignore, émerveillée de sa propre force, le jardin, apparemment fragile et inutile, ne l’oublie pas. L’homme à travers le jardin, retrouve le ciel, le cultive, le rapproche de lui même.
S’occuper d’un jardin, c’est une façon de se rappeler sa propre taille, de se corriger sans cesse. C’est un soin difficile, car un jardin est toujours menacé par les mauvaises herbes et par le désordre. C’est ce que durent découvrir Adam et Ève, quand il cultivèrent le leur. Ils durent aussi comprendre qu’être jardinier, c’est être un peu thérapeute, éducateur, ou orthopédiste, car tous les jardins sont un peu malades. Leurs plantes, comme les hommes, aspirent au lieu commun, au soulagement de l’anonymat, et il faut les redresser, les élever, les contraindre. Cordes, plantes, claies, pots, chiffons, pierres : tout sert pour que le végétal ne replonge pas dans le magma et nous offre sa forme individuelle, sa personnalité propre. Comme c’est difficile d’avoir une âme, de se distinguer ! Un jardin est toujours en travaux, en réparations, il ne quitte jamais la cale de lancement, n’est jamais paré pour l’appareillage. Seul le jardin édénique est achevé, fini en tous ses recoins. Tous les jardins tendent vers lui, chacun à se manière et dans son style ; en eux, contrairement à lui, la lutte avec le serpent ne se livre pas une fois pour toute, mais elle est continue, diffuse, quotidienne, et son succès est incertain. »
Traduction : François Boisvin.
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