Dialogue de l’arbre

Dialogue de l’arbre

PAUL VALÉRY

DIALOGUE DE L’ARBRE

1943

TITYRE

(…)

Que sais-tu de ce hêtre, un peu plus que nous autres ?

LUCRÈCE

Regarde bien d’abord ces forces brutes, le bois puissant de ces membres tendus :

la vie a fait cette matière pleine, de quoi porter le poids d’un aquilon et tenir

ferme au passage des trombes ; l’eau de la terre épaisse et maternelle, pendant

des ans profondément puisée, produit au jour cette substance dure…

TITYRE

Dure comme la pierre, et qu’on sculpte comme elle.

LUCRÈCE

Qui s’achève en rameaux qui s’achèvent en feuilles, et les faines enfin, fuyant

de toutes parts, disperseront la vie…

TITYRE

Je vois ce que tu dis.

LUCRÈCE

Vois donc dans ce grand être une sorte de fleuve.

TITYRE

Un fleuve ?

LUCRÈCE

Un fleuve tout vivant de qui les sources plongent dans la masse obscure de

la terre les chemins de leur soif mystérieuse. C’est une hydre, ô Tityre, aux

prises avec la roche, et qui croît et se divise pour l’étreindre ; qui de plus en

plus fine, mue par l’humide, s’échevèle pour boire la moindre présence de

l’eau imprégnant la nuit massive où se dissolvent toutes choses qui vécurent.

Il n’est bête hideuse de la mer plus avide et plus multiple que cette touffe de

racines, aveuglément certaines de progrès vers la profondeur et les humeurs de

la terre. Mais cet avancement procède, irrésistible, avec une lenteur qui le fait

implacable comme le temps. Dans l’empire des morts, des taupes et des vers,

l’oeuvre de l’arbre insère les puissances d’une étrange volonté souterraine.

TITYRE

Quelles merveilles tu me contes, ô Lucrèce !… Mais te dirai-je à quoi je songe, en

t’écoutant ? Ton arbre insidieux, qui dans l’ombre insinue sa vivace substance

en mille filaments, et qui puise le suc de la terre dormante, me rappelle…

LUCRÈCE

Dis-le.

TITYRE

Me rappelle l’amour.

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