« Mémoires de garrigue » fête ses vingt ans

« Mémoires de garrigue » fête ses vingt ans

Par Véronique MURE, le 8 avril 2023

Aucun visiteur du célèbre aqueduc de Nîmes, grande œuvre des ingénieurs romains au 1er siècle de notre ère, ne reste insensible aux paysages dans lequel il s’insère. Le Gardon qu’il enjambe en une seule arche, la roche blanche sur laquelle il s’appuie, mais surtout la mer de chênes dans lequel il s’enchâsse, exaltent la finesse de son architecture. Le visiteur attribut alors à ce paysage la même histoire que le monument. Pour autant, il a vécu sa propre histoire. Comme tous ceux du pourtour méditerranéen, ce paysage a été minutieusement façonné depuis des siècles par des générations de travailleurs de terre, de bergers et de forestiers.

Avec des hauts et des bas, exploitation du chêne vert, pastoralisme et agriculture en sec ont été pratiqués sur les sols caillouteux des collines méditerranéennes, depuis l’Antiquité jusqu’au début du XXème siècle, par tout un peuple de la garrigue pour améliorer sa subsistance.

Le paysage qui en résulte est le reflet du labeur de ces hommes, de leur organisation sociale, mais aussi de la spécificité des sols et du climat méditerranéen qui marie bien des contraires.

Pays aride qui laisse cependant partout deviner la présence de l’eau.

Pays de garrigue où les plantes au feuillage toujours vert, tantôt doux et velouté, tantôt dur et acéré, émergent des rochers.

En poussant plus loin l’observation on s’aperçoit que le travail de l’homme sur ce lieu, qu’il soit ingénieur romain ou ingénieux local, fut guidé par une nécessité : maîtriser l’eau. Agricole ou urbaine, absente ou en excès, c’est l’eau qui sous-tend ce paysage. Et c’est au paysan méditerranéen, à sa ténacité pour produire coûte que coûte sur ces maigres terres, à son inventivité pour lutter contre les contraintes physiques, que nous devons ces paysages de pierres, de chênes et d’oliviers. Il a su grâce à une stratégie qui procède bien souvent de la ruse, non seulement protéger ses parcelles d’une pluie qui arrivait en trombe au printemps et à l’automne, emportant tout sur son passage et surtout le peu de terre qu’il a pu amasser sur ce champ de cailloux, mais aussi capter cette eau au passage pour en faire des réserves pour la saison sèche. Capter, conduire, stocker l’eau sont les gestes de base de l’agriculteur méditerranéen. La pierre, omniprésente, qui « pousse » partout sans qu’on l’y invite, est alors le plus malléable des matériaux de construction, structurant un paysage lithique devenu symbolique dont le motif de base est l’enclos.

Au final ce qui fait paysage dans les garrigues c’est plus de mille ans de façon culturale et d’épierrement, de construction en pierres sèches, d’attention à l’eau… et leur abandon au cours du siècle dernier.

Ces paysages patiemment façonnés, à travers lesquels la référence au passé transpire de toute part, n’ont donc jamais cessé d’être en transformation, fondés sur des équilibres fragiles dans lesquels l’homme a joué un rôle moteur. Aujourd’hui cependant, avec la disparition des cultures et des usages pastoraux et forestiers, l’évolution qu’ils vivent est en rupture profonde avec leur passé. La forêt s’étend, l’homme y perd ses repères, la vulnérabilité aux incendies s’accroît…

Dans le même temps, au fur et à mesure qu’ils ont été désertés par l’homme, ces espaces ont acquis le statut d’espaces naturels. Cependant on est loin ici des cloisonnements naturalistes où l’homme est exclu des systèmes naturels – la « nature » d’un côté; l’homme de l’autre – Partout en Méditerranée l’interaction entre garrigue et sociétés rurales est particulièrement sensible.

C’est à partir de ces constats, alors faits avec le forestier Marc Reynaud, que j’ai conçu le parcours d’interprétation Mémoires de garrigue qui fête aujourd’hui ses vingt ans. Ceci à la demande de l’EPCC du Pont du Gard, alors dirigé par Bernard Pouverel à qui je veux ici rendre hommage.

Sur 15 hectares, l’aménagement témoigne de la vie de ces hommes qui ont défriché, arraché la pierre du sol, bâti des murs, cultivé des céréales, des vignes et des oliviers, exploité le chêne vert ou encore fait paître leurs moutons. Il montre également la grande permanence des techniques et des cultures dans ces terroirs fortement contraints par le sol et le climat, et ce jusqu’au XIXe siècle.

Chaque parcelle cultivée ou non, chaque mur, chaque haie, chaque chemin, sont porteurs de sens et expriment l’histoire de ce territoire. L’aménagement évite en revanche toute forme de reconstitution historique qui serait soumise à un immanquable risque d’erreur et se garde d’un excès de mise en scène qui serait contraire au caractère vernaculaire de ce paysage.

La réhabilitation paysagère a été réalisé à partir des plans du paysagiste Philippe Deliau (Alep) sous la conduite de l’équipe du Site du Pont du Gard (Lydiane Estève et Siegfried Dunand)

De 1998 à 2003, 8 ha ont été débroussaillés, ré-ouverts afin de leur redonner leur vocation agricole. Ils ont fait l’objet de plantations, notamment 300 oliviers, 144 fruitiers, 70 chênes truffiers, 0.5ha de vigne, 1ha de céréales et 5 mûriers centenaires en bordure de chemin. Enfin, 900m de murs ont été restaurés et deux capitelles mises en valeur.

Une telle réhabilitation a permis à cet espace agro-sylvo-pastoral de retrouver une certaine lisibilité et une grande force évocatrice de son histoire, sans céder aux tentations de la reconstitution. Il s’est agi de montrer un paysage du XXIe siècle sur lequel 2000 ans d’histoire se sont accumulés, l’empreinte de chaque génération venant se superposer à la précédente tel un palimpseste.

Le projet muséographique devait, quant à lui, révéler l’histoire racontée par ce paysage restauré et révéler aussi la part du travail de l’homme pendant 2000 ans. Il devait faciliter et enrichir la rencontre entre le public et le paysage, sans que sa perception n’en soit affectée. Face à ce défi, le choix du scénographe Raymond Sarti s’est imposé. Riche d’une grande expérience sur les scènes de théâtre mais aussi dans le paysage, dont la mise en scène de l’exposition « le jardin planétaire » de Gilles Clément à la Villette en 2000, il a su intervenir à la juste mesure du lieu.

LES THEMES DEVELOPPES :

  • Le paysage méditerranéen est façonné par l’homme depuis 2000 ans.
  • L’exploitation agro-sylvo-pastorale en pays méditerranéen a été d’une très grande permanence depuis l’époque romaine jusqu’au XXe siècle. Les paysages d’aujourd’hui résultent de cette trilogie (agriculture – exploitation de la forêt – pâturage).
    • L’agriculture est fondée sur le triptyque –céréales-vignes-oliviers- Avoir du pain pour se nourrir et donc cultiver des céréales, fut, jusqu’au XXème siècle, la préoccupation principale des hommes, vigne et oléiculture venant compléter les ressources des ménages. Si la partition entre ces trois cultures a fluctué selon les époques, le vin et l’huile d’olive ont cependant toujours tenu une place importante dans l’alimentation méditerranéenne. A contrario, le mûrier illustre une culture purement spéculative, dont la durée de vie fut relativement brève comparativement aux trois précédentes (autour de deux siècles et demi). Culture emblématique qui a fortement marqué le paysage, elle est étroitement liée à l’histoire locale et au « père de l’agriculture », Olivier de Serres.  
    • L’exploitation du chêne vert (bois ou charbon de bois), principale source d’énergie jusqu’au début de ce siècle, a un rôle non négligeable dans l’économie agraire locale et dans les mutations des formes forestières. A côté de l’exploitation du bois, les usages locaux (ramassage des truffes, des plantes aromatiques, magiques ou médicinales ou pratique de la chasse par exemple) ont contribué aux ressources des ménages.
    • Le pâturage est le troisième élément de ce système. Sa participation, entre autre, à la fumure des terres lui donne une valeur forte.
  • L’exception romaine : Les concrétions du pont Roupt attestent d’un usage de l’eau de l’aqueduc à des fins agricoles vers les IIIe-IVe siècles et soulèvent une multitude de questions sur la place et les formes de l’agriculture à cette époque. Questions qui pourraient trouver un début de réponse dans la description de Sidoine Apollinaire de la villa de son oncle Apollinaris située, dans la vallée du Gardon (vers 430 – 490)
  • Les terroirs de garrigue : Terroirs de polyculture vivrière sur de petites parcelles arides et caillouteuses, les terroirs de garrigue sont exploités au maximum de leur capacité grâce à la mise en œuvre de techniques souvent empiriques participant à une gestion globale de l’espace. La compréhension de l’organisation sociale, entre grands domaines et petites propriétés d’une part et un pouvoir centralisé et les sociétés locales d’autre part est fondamentale pour comprendre l’organisation des paysages méditerranéens.
  • La garrigue : La garrigue est définie ici en tant que milieu écologique, résultat d’une surexploitation de la nature par l’homme, mais aussi comme élément de paysage, porteur d’un imaginaire fort, objet de nombreuses descriptions tant littéraires que picturales. Une garrigue fragile, menacée de disparition depuis que l’homme l’a abandonnée mais aussi source d’une grande diversité faunistique et floristique.

Vingt ans après, Mémoires de garrigue reste un lieu de déambulation prisé par les habitués du site mais aussi, plus largement, un lieu de mise en perspective de l’histoire d’un paysage méditerranéen. Je me plais à le relire aujourd’hui à la lumière dont chaque siècle a su cohabiter avec les vivants non humains habitants ces territoires en fonction des énergies disponibles. Qu’elle soit hydraulique, éolienne, ou fournie par le bois de chêne vert jusqu’à l’arrivée récente du pétrole, l’énergie est le principal moteur de la transformation de ces paysages depuis 2000 ans mais surtout le reflet de la façon dont nous « consommons » la terre. C’est cette nouvelle lecture du site que je propose d’approfondir dans les vingt prochaines années. A l’heure ou Philippe Descola, dans un entretien qu’il vient d’accorder au magazine Reporterre*, pose son regard d’anthropologue sur les mouvements portés par les jeunes générations pour inventer d’autres formes de coexistence avec la Terre et les non-humains, Mémoires de garrigue nous permet de poser notre propre regard non pas sur un passé révolu et un peu gentillet pour reprendre un qualificatif qu’il emploi, mais sur une actualité brûlante à laquelle il est urgent de répondre en écoutant ce que racontent les paysages de leur histoire.

Mémoires de Garrigue – Site du Pont du Gard © Véronique Mure
Mémoires de Garrigue – Site du Pont du Gard © Véronique Mure
Pige directionnelle
Mémoires de Garrigue – Site du Pont du Gard © Véronique Mure
Mémoires de garrigue © Testelin & Bourdis
Bloc d’interprétation de la roche du site
Pierre « Petit Poucet »
Belvédère su rle grand paysage
Grand Site de France du Pont du Gard ©V.Mure

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