Cette mer ne sépare pas, elle unit – Jean Giono

Cette mer ne sépare pas, elle unit – Jean Giono

 

« Cette mer ne sépare pas, elle unit. Aux peuples de ses rivages, bien que de races différentes, de religions opposées, elle impose les mêmes gestes. L’Espagnol des sierras montera son âne comme le Libanais ; le gauleur d’olives du Var frappe son arbre comme le gauleur d’olives de Delphes ; on voit près d’Aigues-Mortes les mêmes mirages de chaleur que près d’Alexandrie d’Egypte ; les pêcheurs de thon de Carro traînent leur madrague en chantant les chansons que chantent les pêcheurs de Tyr ou de Péluse ; c’est du même pied, semble-t-il, qu’ont été animés les tours qui ont arrondi les jarres de la Crète et celles des Baléares et de Tanger ; en août, Marseille dort comme dormait Carthage ; Carthagène fait sécher ses raisins comme Rhodes.

J’ai longtemps trouvé dans les collines autour de Manosque le décor de l’Orestie ; tel vallon au nord de Sainte-Victoire semble avoir été décrit par Sinbad le marin ; ce laboureur est dans Théocrite ou dans Virgile ; ce piégeur de grives est dans l’histoire arabe de Tabari ; ce marchand de porcs de Draguignan a la ruse d’Ulysse ; ce charretier andalou boit à la cruche d’argile comme buvait Haroun al Rachid. Il n’est pas jusqu’aux morts qui ne soient pleurés du même thrène et le vocero a les mêmes inflexions que les gémissements berbères.
Ce n’est pas par-dessus cette mer que les échanges se sont faits, c’est à l’aide de cette mer. Mettez à sa place un continent et rien de la Grèce n’aurait passé en Arabie, rien de l’Arabie n’aurait passé en Espagne, rien de l’Orient n’aurait passé en Provence, rien de Rome à Tunis. Mais sur cette eau, depuis des millénaires, les meurtres et l’amour s’échangent et un ordre spécifiquement méditerranéen s’établit. »

Jean GIONO, Provence (1959 / Gallimard, collection Folio)

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