L’asphodèle, entre ciel et terre… depuis la nuit des temps.

L’asphodèle, entre ciel et terre… depuis la nuit des temps.

 

Peut-on dire que les asphodèles sont un paysage à eux tous seuls ?

Impossible de ne pas les associer à ces vastes prairies sèches et rocailleuses, caractéristiques du pourtour méditerranéen.


Ils sont à leur aise dans ces milieux régulièrement parcourus par le feu, et ils nous le signifient en développant à perte de vue leurs hautes hampes florales, dodelinantes sous le vent, sans réel éclat, voire même un peu livides, figures allégoriques d’une armée des ombres errant dans le royaume des morts. Âmes des défunts condamnés à demeurer éternellement sur la plaine des asphodèles chère à Hésiode, Homère ou Virgile[1]… Est-ce à cause de cette plaine des asphodèles du royaume d’Hadès et Perséphone que les peuples méditerranéens avaient pris l’habitude de les planter à côté des tombes ? Ou, comme le rapporte Hésiode, parce que ses tubercules sont une nourriture bénie des dieux, permettant à des hommes d’exception de dépasser la condition humaine pour se rapprocher du divin[2].

L’asphodèle, nom masculin, Asphodelus sp, le bâton royal, l’anthéricon des auteurs grecs, de Théophraste à Pythagore, l’aphrodille du XVIIe siècle, une plante que l’on croit de « peu », poussant sur des sols pauvres, délaissée par les troupeaux, n’offrant que de maigres produits à l’homme de passage mais qui cache bien ses vertus.

Ne vous y trompez pas, sous ses allures velléitaires, l’asphodèle est un actif, un pionnier même. Toujours le premier à participer à la reconquête des terres incendiées. Il déploie une énergie souterraine toute méditerranéenne pour se protéger de la sécheresse estivale, des brûlures du soleil et de la flamme des incendies. Face à elles il a développé une stratégie d’évitement très efficace.

Il doit son exceptionnelle résistance à un système racinaire particulier, faisceau de tubercules fusiformes, évoquant un peu une botte de radis. Chaque année, il émet de nouveaux tubercules sur la partie supérieure de la souche, dans lesquels il fait des réserves, pendant que se dessèchent les tubercules de l’année précédente, tirant mécaniquement toute la plante vers le bas. Ainsi enterré et mis au repos l’asphodèle est à l’abri de l’adversité. Pousser vers le bas, voilà ce qui lui donne l’avantage !

En Corse, où il est abondant, on le trouve au cœur de certaines croyances et de pratiques locales héritées de la nuit des temps. Autrefois, feu de la Saint-Jean rimait avec asphodèle ! « Avant la mise à feu du bûcher, les jeunes gens partaient en groupe dans la campagne pour ramasser les taravelli (asphodèles) (…) Rentrés au village, ils alignaient les asphodèles à proximité du bûcher, et lorsque ce dernier était enflammé, plaçaient un à un les bulbes dans le feu en tenant la plante par sa tige; quand la chaleur était jugée suffisante, on les retirait du feu et on les frappait violemment contre une pierre. Cela produisait une petite explosion digne d’un pétard! Le lendemain matin, jour de la Saint-Jean, chaque famille revenait chercher dans le tas de cendres les tisons restants. Conservés dans les maisons, ces tisons de la Saint-Jean ont des vertus protectrices importantes. Lorsqu’on dépiquait le blé après la moisson, on ne négligeait jamais l’usage de planter l’un de ces tisons dans le tas de blé qui était ainsi mis à l’abri du vol et des sorciers. »[3] Durant les fêtes de la Toussaint, c’était les épis floraux séchés et trempés dans de l’huile d’olive, qui étaient déposés allumés près des tombes.

L’asphodèle est aussi l’arme des mazzeri, ces « faiseurs de morts » s’affrontant en bandes la nuit du 31 juillet au 1er août dans les montagnes corses pour décider du nombre de morts de l’année suivante. L’asphodèle est ici de tous les passages […] « Entre ciel et terre, terre et tombe, saison et saison […] entre l’obscurité et la lumière, le froid et le chaud, l’inculte de la forêt ou du maquis et la culture des champs et des jardins »[4].

Sa hampe florale pouvait servir d’allumette aux bergers ou de cigarette de fortune aux enfants à la recherche de nouvelles sensations et de tout un tas de petits objets. Ses fleurs, prisées par les abeilles, sont une des composantes majeures des miels de maquis de printemps. Un miel doux et délicat à l’arôme subtil et frais.

© Véronique Mure

Au début de notre ère Pline nous rapporte que semé devant la porte des métairies, l’asphodèle préserve des maléfices et qu’on mange « et la graine grillée et le bulbe, mais ce dernier se fait cuire sous la cendre, puis on y ajoute du sel et de l’huile; on le pile encore avec des figues, ce qui, d’après Hésiode, est un mets très délicat. »[5] Les tubercules, riches en amidon, offre en effet une farine pouvant même être panifiée en période de disette.

Restant entre ombre et lumière, les asphodèles n’ont jamais vraiment fait l’objet d’une exploitation.

Même si, dans le vent industriel du XIXe siècle, proliférant sur les terres surexploitées, ils ne pouvaient manquer d’attirer l’attention «  des industriels et même des spéculateurs. » qui ont vu en eux une promesse. Il n’est qu’à lire la monographie de 1855 « L’asphodèle, ses applications industrielles – Alcool – Papier – Carton » pour en comprendre l’ambition. La vie devait « sortir de la mort et l’ancien emblème du sombre empire devenir alors le plus puissant auxiliaire de l’activité humaine et de la pensée ! (…) Le prix élevé des alcools et les ravages persistants de la maladie de la vigne, avaient suffi pour faire considérer l’asphodèle comme une plante susceptible d’être exploitée avec avantage pour une distillation dont l’expérience prouvait tous les avantages ».[6]

On vit alors des distilleries d’asphodèle s’établir en France, en Algérie, en Espagne, en Italie. Près de Montpellier il était distillé en grand dans l’établissement de M. Versier à Pignace. En 1853 une société s’était constituée à Gênes, pour l’exploitation de cette industrie dans l’île de Sardaigne. Sur le territoire italien, à Palerme c’est un français, M. Guibert qui avec le concours de riche propriétaire, forme un établissement qui distillera 40 hectolitres par jour. A Rome et en Toscane la distillation d’asphodèle vient prendre rang parmi les industries nationales. A Livourne, à Orbitelo, une société franco-italienne, grâce aux concessions qu’elle a obtenues des gouvernements de Toscane et de Parme, du droit d’arracher l’asphodèle sur plus de 50.000 ha, prélude au plan de ses opérations, en construisant sur le port de Porto-San-Stephano une usine pour une production de 48 hectolitre d’alcool par 24h.

En sus de la distillation fut reconnu la possibilité d’utiliser les résidus pour la confection des pâtes à papier ou à carton, et la tige et les feuilles pour en tirer une matière première textile.

Malgré la perspective de tant de débouchés et le vaste projet de mise en culture d’ « asphodelières », « la plante resta dans une relative indifférence et tout semblait devoir le condamner à une faveur éphémère, dont par hasard et passagèrement l’on avait accepté les bienfait »[7]

Alors les asphodèles dodelinent toujours sur les vastes prairies méditerranéennes, comme des âmes en peine… Y prête-t-on encore attention ? Mais oui vous dira l’agapanthe de l’asphodèle, Agapanthia asphodeli, un petit coléoptère aux longues antennes, qui en a fait le refuge de ses amours et de ses petits.

© Véronique Mure

 

[1] · Hésiode, Théogonie: 725; 767; 795 ; Homère, Odyssée: X, 513; XIV, 10 ; Virgile, Enéide: VI

[2] Brout Nicolette. La mauve ou l’asphodèle ou comment manger pour s’élever au-dessus de la condition humaine. In: Dialogues d’histoire ancienne. Vol. 29 N°2, 2003. pp. 97-108.

[3] Tiévant, C., Desideri L., « Almanach de la mémoire et des coutumes« , Albin Michel 1986

[4] Arburi, Arbe, Arbigliule, Savoirs populaires sur les plantes de Corse, èd. Parc Naturel Régional de la Corse, 2003 (Quatrième édition) Extrait d’un article de Lucie Desideri, L’Asphodèle,

[5] Pline, 1er s, « Histoire naturelle »

[6] Pinondel de La Bertoche, H. L »Asphodèle, ses applications industrielles : alcool, papier, carton. Paris 1855

[7] Ibid

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