Un puceron léchait une goutte de rosée conservée dans l’ombre, tandis qu’une étoile de verre filé descendait lentement des hautes branche d’une euphorbe, dans la vague buée couleur d’absinthe.
Jean Hugo Regard de Mémoire (1934/35)
En ces premiers jours du printemps les euphorbes ont achevé leur déploiement.
Avec leur drôle d’inflorescence, elles font partie de la grande famille des Euphorbiaceae dont le genre Euphorbiaest le principal représentant avec plus de 2000 espèces réparties sur plusieurs continents. Ainsi les considère-t-on comme le 4ème plus important genre de toutes les plantes à fleurs[1].
L’Académie fait d’euphorbe un nom masculin ; mais les botanistes n’usent que du féminin, genre qui, consacré par l’usage, doit être préféré.
Les euphorbes nous sont familières, présentes dans les jardins sous leurs formes sauvages ou horticoles. Elles y sont d’autant plus abondantes que le jardinier cherche à réduire les arrosages. La grande euphorbe (Euphorbia characias) et toutes ses variétés à la mode ‘Wulfenii’, ‘Glacier blue’, ‘Sylver Edge’, ‘Purple & gold’, sont certainement les plus connues. D’autres, moins imposantes mais d’un effet tout aussi intéressant, ont plus récemment gagné en notoriété : l’euphorbe de Corse (Euphorbia myrsinites) avec son feuillage graphique, l’euphorbe rigide (Euphorbia rigida) aux bractées d’un rose profond ; sans oublier quelques espèces sauvages : l’euphorbe des moissons (Euphorbia segetalis), l’euphorbe de Nice (Euphorbia nicaeencis), l’euphorbe petit cyprès (Euphorbia cyparrissias L.), l’euphorbe dentée (Euphorbia serrata), l’épurge (Euphorbia lathyris) qui fait fuir les taupes dit-on… Pour ma part j’ai un faible pour l’euphorbe arborescente (Euphorbia dendroides) qui, bien que peu présente encore dans nos jardins car gélive, va certainement connaître à l’avenir un succès grandissant dans les plantations méditerranéennes, tout comme la belle euphorbe épineuse (Euphorbia spinosa).
L’inflorescence des euphorbes a longtemps alimentée les discussions des botanistes. Unique en son genre, elle porte le nom de cyathe. On doit à Lamarck et Jussieu la mise en évidence de son caractère monoïque*[2]. Le cyathe est composé de fleurs unisexuées, chacune réduite au seul organe sexuel : au centre une fleur femelle avec un pistil longuement pédonculé, tout autour des fleurs mâles, réduites chacune à une seule étamine. Cet ensemble est entouré de 2 à 5 bractées, parfois soudées, de couleur plus ou moins vive, tournant souvent au rouge-violacé. Cette configuration amène l’inflorescence à jouer le rôle d’une fleur hermaphrodite. Des glandes nectarifères (ou nectaires), elles aussi colorées et bien visibles, complètent le tout. Les insectes, diptères et hyménoptères essentiellement, profitent de cette manne sucrée, et assurerent par la même occasion la pollinisation. A ce titre, le rôle des euphorbes dans le maintien de la biodiversité du jardin est loin d’être négligeable. Une étude réalisée en Angleterre sur l’euphorbe des bois (Euphorbia amygdaloides) a révélé que cette espèce est une des plus attractives pour les pollinisateurs en forêt.[3]
Les fruits sont secs et tri-coques. Des capsules à trois loges dont l’enveloppe verte au cours de la maturation contient un latex toxique, arme de dissuasion contre les prédateurs. A maturité, les coques deviennent ligneuses et finissent par éclater en projetant carpelles et graines dans un même élan. Les graines sont ainsi propulsées au loin par le fruit grâce au mécanisme de déhiscence de la capsule. Une dissémination dite balistique. L’énergie libérée par la déhiscence assure l’expulsion des graines avec d’autant plus de puissance que les tissus du fruit sont épais et fibreux. Ainsi le célèbre Hura crépitans, l’arbre bombardier ou pet du diable, de la famille des Euphorbiacées, catapulte-t-il tranches de fruits et graines mélées dans une explosion aussi bruyante qu’efficace, jusqu’à 100 mètres de distance. Les diaspores des euphorbes des régions tempérées, à la coque assez fine, sont plus modestes. Ils ne disséminent leurs graines qu’à petite distance avec un léger crépitement. Ces espèces ne sont cependant pas à court de ressource pour compenser ce qui pourrait paraître un inconvénient. Prises en charge par des fourmis, attirées par les caroncules, des renflements charnus sur les graines, dont elles raffolent, les semences sont ainsi secondairement transportées plus loin par (dissémination myrmécochore*). Nous assistons là à une autochorie* à faible portée, relayée par une zoochorie* sur une plus longue distance.
La présence d’un suc laiteux dans toutes les parties végétatives est une autre caractéristique générale à l’ensemble des euphorbes – Rappelons que l’Hevea, l’arbre producteur du caoutchouc, est aussi une Euphorbiacée – Ce latex, contenant de l’euphorbone, est collant et très irritant, voire même caustique, en cas d’ingestion ou de contact avec la peau. Seule la chenille du Sphinx de l’euphorbe parvient à le digérer. Les brebis pâturant en garrigue, instinctivement, préfèrent l’éviter. Ceci explique son abondance par endroits, témoignage d’un ancien parcours à moutons. Est-ce pour cette même raison que l’euphorbe épurge, Euphorbia lathyris, est réputée chasser les taupes du jardin ? Dans quelques contrées, une ancienne technique de pêche (ou de braconnage ?) en fait également usage. Un fagot d’euphorbes fraichement coupées, jeté dans des eaux calmes, avait la réputation d’endormir les poissons qui pouvaient être ainsi facilement prélevés.
En Europe, on peut voir des euphorbes dans les situations les plus arides, comme les dunes littorales. Euphorbia parallia, l’euphorbe des sables, avec ses tiges rougeâtres, rassemblées en touffes serrées, se repère facilement sur le haut des plages. Ses petites feuilles coriaces sont d’autant plus plaquées contre la tige que l’air est sec, lui donnant un aspect rigide caractéristique. Elle se protège ainsi contre la dessiccation en réduisant l’exposition des feuilles à l’air extérieur. Son système racinaire très développé lui permet d’aller chercher l’eau profondément mais aussi de s’ancrer solidement dans le sable vif et dans le même temps de le fixer. Elle est réputée être une pionnière des sables dunaires.[4]
Au plus fort de l’été, il est également possible de constater que les feuilles des euphorbes, telles qu’Euphorbia characias, sont positionnées perpendiculairement au rayon du soleil afin de s’en protéger.
Bien qu’adaptée aux situations les plus frugales, Euphorbe signifie en grec «bien nourri», un nom porté par plusieurs héros de l’Antiquité. Il fait référence, d’après Pline l’ancien, à Euphorbus, médecin de Juba II, roi de Maurétanie qui en faisait usage. [5]
Du temps de nos pères, le roi Juba a découvert la plante qu’il a nommée euphorbe (euphorbia officinarum, L.), du nom de son médecin (…) Il existe sur l’euphorbe un traité de Juba, où il vante beaucoup cette plante. Il la trouva sur le mont Atlas; elle est droite comme un thyrse, et a les feuilles de l’acanthe. Elle a une telle force, qu’on en recueille le suc à distance. On l’incise avec une perche armée d’un fer, et on met dessous un récipient fait en peau de chèvre. Le liquide qui s’écoule a l’apparence du lait, et, quand il est séché, celle de l’encens.[6]
Si dans l’Antiquité les vertus médicinales des euphorbes furent louées (A lire ici) aujourd’hui c’est dans les jardins qu’elle est utile pour ses qualités esthétiques autant que pour sa résistance à la chaleur et à la sécheresse. Une xérophyte* à promouvoir assurément, à l’écart du cheminement des enfants cependant.
Lexique :
Autochorie : Mode de dissémination des graines par projection dans l’air par un mécanisme souvent brusque d’ouverture du fruit.
Monoïque : se dit d’une plante dont les fleurs sont unisexuées (soit mâle, soit femelle) cependant toutes sur le même individu.
Myrmécochore : se dit d’une plante dont les fourmis assurent la dissémination des graines.
Xérophyte : se dit d’une plante adaptée aux milieux secs
Zoochorie : Mode de dissémination des graines faisant appel aux animaux
Notes :
[1]The plant list 16 août 2019
[2]Baillon, M.H., Etude des euphorbiacées, 1858.
[3]Coutin, R., Guyot, H., Faune entomologique des euphorbes. Revue Insectes 28, n°147 – 2007 (4)
[4]Exposition « Iles jardins, îles paradis » Gilles Clément – Patrick Beaulieu. Iles d’Aix, 2019.
[5]P. Quezel et M. Gast, « Euphorbes », in 18 | Escargotière – Figuig, Aix-en-Provence, Edisud (« Volumes », 18), 1997, p. 2707-2710.
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