Herboriser dans les jardins vénitiens.

Herboriser dans les jardins vénitiens.

 

Venise, la ville d’eau

Venise la marchande,

Venise, la ville histoire, ville musée, ville art,

Venise, est-elle aussi une ville jardin ?

Pas à première vue, mais en cherchant mieux ?

La première approche se fait par l’eau bien sûr. D’île en île, ou plutôt d’îlot en îlot.

L’île San Michele est la première à attirer notre attention. Avec sa ligne régulière de cyprès elle contraste avec les îlots ensauvagés qui la précèdent. Ces cyprès à eux seuls marquent la vocation du lieu. Arbres funéraires s’il en est, ils sont ce lien entre le ciel et la terre offert aux défunts. Mais peut-on vraiment parler de terre alors que l’eau est ici l’élément dominant ?

L’histoire de ce cimetière viendra après, ajoutant une pièce au puzzle.

Un puzzle qui, à chaque pièce posée, nous dévoile l’ambiguïté de ces paysages vénitiens.

Passé le Lido, nous voilà enfin au cœur du canal Saint Marco. Venise est là, face à nous ! Une longue rangée de pins tortueux nous accueille. On devine, en arrière, la masse végétale d’un grand parc. Le nom du débarcadère nous le confirme. Nous sommes ici aux Giardini, des jardins publics dans le prolongement du parco delle Remembrance sur l’île Sant’Elena.

Quelque chose d’indéfinissable nous dit que ce n’est pas cette histoire là que nous sommes venus chercher. Qu’il nous faut chercher ailleurs, dépasser cette « première vue ».

Ce n’est que plus tard que l’on comprendra que ce vaste parc public a été voulu par Napoléon Bonaparte en 1807, tout comme le cimetière San Michele, dans un souci hygiéniste mais aussi pour marquer l’entrée de la ville, au détriment de l’histoire des lieux. Est-ce à cause de cela que la greffe n’a jamais vraiment pris ? Est-ce à cause de cela que le parc est toujours resté à l’écart de la fréquentation des vénitiens, excepté lors des Biennales ?

Arrivés à quai, la suite du voyage nous conduit dans un monde bien plus minéral. Paradoxalement, on pressent que c’est là que nous allons trouver notre bonheur.

Aucun guide touristique ne nous en parle, mais cela ne nous étonnerait pas que les jardins de Venise soient là, quelque part, peut-être partout, dissimulés à notre regard.

Notre œil guette le moindre indice et ne tarde pas à le trouver.

Dépassant des hauts murs qui bordent les canaux, émergeant des portes entrouvertes, les frondaisons des arbres et arbustes, à demi cachées, s’offrent à qui veut les voir et nous confirment la présence de jardins au cœur de la cité flottante.

Bien sûr certains quartiers semblent plus « verts » que les autres. La carte de Lodovico Ughi de 1729 montre une densité importante de jardins en bordure de la lagune, dans le sestiere de Cannaregio, au nord de l’île. C’est ici que l’on trouve le couvent de la Madonna dell’Orto, la bien nommée, mais aussi de nombreux jardins potagers. L’île de la Guidecca au sud, n’était pas en reste et semble rester encore aujourd’hui un havre de verdure. Frédéric Eden avait trouvé là son paradis.

Des jardins souvent nichés au cœur des anciens palais, apanage des grandes familles vénitiennes ou des marchands qui ont fait fortune dans le commerce des épices  Au contraire des parcs publics napoléoniens ils font corps avec l’histoire de la Sérénissime. À la fin du XVIe siècle, selon Jean Delumeau, on comptait à Venise plus de 100 palais.

Des jardins pas bien grands, fréquemment en carré, quelques fois délaissés, ou réaménagés pour servir de décor à des hôtels luxueux. Ils ont gardé les éléments caractéristiques du temps de leur splendeur : puits-citerne, pergolas, bancs, statuaire, casino… Et surtout ils abritent un règne végétal qui ne semble pas toujours être le bienvenu dans la Cité des Doges.

Mais à regarder de plus près, les jardins ne sont pas les seuls à accueillir le règne végétal.

Campi, cours, terrasses, voire même rebords de fenêtre … sont prétexte à poser un pot ou planter une vivace, un arbuste, si ce n’est planter un arbre, dont les racines sont souvent trop profondes pour se suffire de la faible épaisseur et de la mauvaise qualité des sols vénitiens.

Les grands arbres comme les beaux micocouliers (Celtis australis) du parc de l’ancien palais Savorgnan, dans Cannaregio, forcent alors notre admiration quand on sait que le sol vénitien est constitué de limon et sable fin et que l’eau salée n’est jamais bien loin…

De fait, Venise abrite une petite palette d’arbres : micocouliers, mais aussi platanes, marronniers, pins parasol, cyprès, chênes verts, Ginkgo biloba, lauriers nobles, cèdres, sophoras, savonniers, magnolias, ailantes, arbres de Judée, palmiers.

Les variétés d’arbustes ne sont pas beaucoup plus nombreuses, même si on en trouve en plus grande quantité. Ce sont pour beaucoup des arbustes qui s’accommodent de l’ombre ou de la mi-ombre : pittosporums, fusains, aucubas, daturas, hydrangeas et hortensias, buis, fatsia, troènes, lauriers tin, lauriers roses, rosiers…

Les acanthes (Acanthus mollis), dans ce paradis de l’architecture, méritent une place particulière, tout comme les grenadiers (Punica granatum). Est-ce parce que nous sommes en automne que nous voyons partout ces petits arbres couverts de fruits à la couleur flamboyante, les « balaustes ». Ces « pommes vénitiennes », chères aux peintres des vanités du XVIIe siècle. Symbolisent-t-elles ici le secret caché, ou le plaisir amoureux doux et âpre à la fois ?

Mis à part les grenadiers peu d’arbres fruitiers sur notre parcours. Un figuier (Ficus carica) par-ci par-là, plutôt sur des terrains vagues, peu d’oliviers (Olea europaea), un rare jujubier (Ziziphus sp), couvert de belles jujubes en cette fin septembre.

C’est certainement parmi les plantes grimpantes que l’on trouve le plus de diversité.  Au siècle dernier la vigne dominait sur les pergolas. Aujourd’hui ce sont les vignes-vierges à cinq folioles qui abondent dans Venise mais aussi les bignones, des glycines souvent vénérables, les passiflores, les Solanum, jasmins, faux jasmins, clématites, plumbago, rosiers et même du lierre.

Si la palette des plantes grimpantes est riche, c’est parce que la pergola est indissociable du jardin vénitien. Frédéric Eden, jardinier sur la Guidecca entre le XIXe et le XXe siècle, nous propose une explication : « la beauté est l’essence de ce pays. Or, support, ombre et beauté sont précisément ce qu’offre la pergola »[i]. Des pergolas très légères pour éviter que la structure ne s’enfonce dans ce sol artificiel si tendre. Pour cela, les pali et cordoni qui la composent sont fait de branches de saule, liées par des brins d’osier, les stroppe.

En levant encore un peu les yeux et laissant courir notre regard sur les toits, on découvre les altana, ces terrasses typiquement vénitiennes, couvertes elles aussi de pergola. Lieu privilégié des femmes, avant d’être aujourd’hui celui des touristes, elles y faisaient, dit-on, blondir leur chevelure pour obtenir ce « blond vénitien » qui les caractérisait. Peut-être était-ce aussi pour profiter de l’animation de la rue sans se faire voir ? Quoiqu’il en soit les plantes grimpantes sur les tonnelles sont ici les bienvenues pour tempérer les ardeurs du soleil estival. Lorsque les plantes en pot ou en jardinière complètent le décor, l’altana devient véritablement jardin.

Dans les pots beaucoup de ces plantes que certains considèrent comme un peu vieillottes : diverses plantes grasses, sempervivums, sédums…, mais aussi des aspidistras, bergénias, fougères, chlorophytum, asperge des fleuristes…

Toutes ces plantes cultivées « hors sol », que ce soit sur les altana, les bords de fenêtre ou même en pots simplement posés par terre, offrent une bonne réponse à la nécessité d’être aussi « hors d’eau » lors des épisodes d’Acqua Alta. Une eau salée dont peu de plantes s’accommodent et à laquelle les arbres et arbustes en terre ne peuvent pas échapper.

Est ce pour cette raison que la palette végétale de Venise ne semble pas aussi riche que l’histoire de ses jardins ? Même la visite de l’ancien palais Rizzo Patarol, ancien jardin botanique qui abrite aujourd’hui le Boscolo Hôtel dei Dogi, près de la Madonna dell’orto, nous laisse sur notre faim.

Il y eu pourtant une époque où la botanique était fort à la mode à Venise. Certes comme ailleurs, mais là, aussi. En Europe dès XVIe siècle se développent de l’étude des plantes à travers les jardins et les herborisations en « campagne », pour leurs vertus thérapeutiques mais aussi pour l’attrait de la collection. Doit-on rappeler que l’un des tous premiers jardins botaniques, créé en 1545, est celui de la toute proche Padoue ?

En ces temps là, à Venise, un groupe de botanistes, composés de médecins, pharmaciens, jardiniers, et amateurs de plantes, visite les jardins et sillonnent le territoire à la recherche de la « perle » rare.

Le jardin vénitien du XVIIIe siècle est alors le lieu où s’affirment à la fois la hiérarchie sociale traditionnelle et les Lumières. Il sert à la production (agrumes, herbages, légumes…), mais aussi à la connaissance, en faisant des plantes les objets d’un savoir botanique. Il est enfin un lieu de repos, de loisir, de sociabilité, tout en montrant le rang, la richesse du propriétaire.

On retrouve parmi ces riches bourgeois, Lorenzo Patarol que rien ne prédisposait à la botanique si ce n’est son amitié avec le naturaliste Vallisneri, à qui Linné dédia en 1753 le genre Vallisnaria. Un genre regroupant des plantes aquatiques, bien sur… La passion de Lorenzo Patarol pour les plantes devint telle qu’il créa, en 1709, un jardin botanique à proximité de la Madonna dell’orto. Il le peuplera d’un mélange de plantes halophiles, typiques de la lagune, mais aussi collections botaniques organisées suivant la classification du botaniste français Joseph Pitton de Tournefort, alors en vigueur.

A la mort de Lorenzo Patarol, en 1727, son héritier fera agrandir et enrichir son jardin botanique de plantes exotiques. Environ 600 arbres et arbustes exotiques, rares et nouveaux pour l’époque, peupleront le jardin ainsi que 180 variétés de rose, organisées cette fois selon la classification du botaniste suédois Carl von Linné. Un jardin si riche que l’Empereur François I d’Autriche le visita, dit-on, en 1815.

En 1833, Giovanni Correr, le nouveau propriétaire, le transforme selon le goût romantique de l’époque. Clap de fin pour les collections botaniques…

Peut-on s’imaginer, à les voir aujourd’hui, la richesse botanique des jardins vénitiens d’autrefois ?

Peut-on s’imaginer qu’en 1750 le parc public Savorgnan était rempli de « rares agrumes, fruits, fleurs, vasques et statues de marbre, pilastres et ornements de toute sorte en fer avec une dépense et une splendeur de Prince »[ii] ?

Peut-on s’imaginer trouver trace des collections de ces anciens jardins de botanistes, si ce n’est des jardins botaniques ?

Il va nous falloir un nouveau voyage à Venise pour répondre à la question…

 

Jardins publics ©Véronique Mure

Jardins publics ©Véronique Mure

Grenadiers ©Véronique Mure

Grenadiers ©Véronique Mure

Jardins publics ©Véronique Mure

Jardins publics ©Véronique Mure

Jardins à Venise #VéroniqueMure
Palazzo Malipiero © Véronique Mure

Palazzo Malipiero © Véronique Mure

 

©Véronique Mure

©Véronique Mure

Cours privée ©Véronique Mure

Cours privée ©Véronique Mure

Jardins de l'hôtel San Antonin

Jardins de l’hôtel San Antonin

Parc Savorgnan ©Véronique Mure

Parc Savorgnan ©Véronique Mure

Jardin du Boscolo Hôtel dei Dogi ©Véronique Mure

Jardin du Boscolo Hôtel dei Dogi ©Véronique Mure

Bignone dépassant d'un mur (Campsis radicans)

Bignone dépassant d’un mur (Campsis radicans)

Campo de le erbe (place aux herbes) ©Véronique Mure

Campo de le erbe (place aux herbes) ©Véronique Mure

Jardin du Palazzo Abadessa ©Véronique Mure

Jardin du Palazzo Abadessa ©Véronique Mure

Altana vénitienne ©Véronique Mure

Altana vénitienne ©Véronique Mure

Cours intérieure vénitienne ©Véronique Mure

Cours intérieure vénitienne ©Véronique Mure

carte L.Ughi 1729

carte L.Ughi 1729

 

Synthèse des espèces rencontrées fin septembre 2016.

Acanthe, Acanthus mollis

Ailantes, Ailanthus altissima

Arbre à gentiane, Solanum rantonetti

Arbre aux 40 écus, Ginkgo biloba,

Arbres de Judée, Cercis siliquastrum

Asperge des fleuristes, Asparagus plumosus

Aspidistra, Aspidistra eliator

Aucuba panaché, Aucuba japonica ‘variegata’

Aucuba, Aucuba japonica

Bergénia, Bergenia crassifolia, syn. B. cordifolia

Bignone, Campsis radicans

Buis, Buxus sempervirens

Cèdre, Cedrus sp.

Chênes verts, Quercus ilex

Chlorophytum, Chlorophytum comosum ‘variegatum’

Clématite, Clematis sp.

Cyprès, Cupressus sempervirens

Datura, Brugmansia arborea

Fatsia, Fatsia japonica, syn. Aralia japonica

Faux jasmin, Trachelospermum jasminoïdes

Figuier, Ficus carica

Fougères,

Fusain d’Europe, Euonymus europeaus

Fusain de fortune, Euonymus fortuniei

Fusain du japon, Euonymus japonicus

Glycine, Wisteria sinensis

Hortensia, Hydrangea sp.

Hydrangea, Hydrangea quercifolia

Hydrangea, Hydrangea sp.

Jasmin officinal, Jasminum officinale

Jujubier, Ziziphus sp

Laurier noble, Laurus nobilis

Laurier rose, Nerium oleander

Laurier tin, Viburnum tinus

Lierre, Hedera helix

Magnolia, Magnolia grandiflora

Magnolia, Magnolia sp

Marronniers, Aesculus hippocastanum

Micocoulier, Celtis australis

Olivier, Olea europaea

Palmier, Trachycarpus fortunei

Palmier,

Passiflore bleue, Passiflora sp.

Passiflore, Passiflora caerulea

Pin parasol, Pinus pinea

Pittosporum, Pittosporum tobira

Platane, Platanus acerifolia

Plumbago du Cap, Plumbago auriculata

Rosier, Rosa sp.

Savonniers, Koelreuteria paniculata

Sédum, Sedum sp

Sempervivum, Sempervivum tectorum

Sempervivum, Sempervivum sp.

Solanum faux jasmin, Solanum jasminoïdes

Sophora, Sophora japonica

Troène du Japon, Ligustrum japonicum

Troène du japon, Ligustrum lucidum

Vigne-vierge à cinq folioles, Parthenocissus quinquefolia

 

Pour en savoir plus sur les jardins vénitiens lire : Arts paysagers de Méditerranée : Du traditionnel au contemporain – Louisa Jones, Clive Nichols – Editions de La Martinière – février 2012.

[i] Fréderic Eden, Un jardin à Venise, Actes Sud, 2005

[ii] Krzysztof Pomian, Des saintes reliques à l’art moderne, Venise-Chicago, XIIIe-XXe siècle, 2003

 

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