Que sont les paysages méditerranéens devenus ?

Que sont les paysages méditerranéens devenus ?

Des paysages méditerranéens du sud de l’Europe, on retient de prime abord la frugalité d’une végétation xérophyte, rugueuse, écrasée sous la chaleur et la sécheresse estivales, façonnée par la dent des troupeaux comme par la flamme des incendies qui les parcourent. On en retient les épines tout comme les aromes. Résonnent les mots matorral, garrigue, maquis, pierres, terrasses, chênes, thyms, pins, oliviers, cyprès… Des paysages où l’homme et le végétal sont unis depuis des millénaires. Il faut bien l’avouer, dans cette image emblématique sont gommées les plaines fertiles, avec les huertasirriguées, les littoraux et les zones humides des marais, étangs et deltas, refuges des oiseaux migrateurs, où se déploie une riziculture quelque fois séculaire, plaine du Pô, deltas du Rhône ou de l’Ebre… sont estompées les montagnes, les châtaigneraies corses ou cévenoles, tout comme celles des régions méridionales italiennes, Toscane, Campanie, Calabre, pourvoyeuses d’une farine nourricière et d’un bois imputrescible.

En dépit de la chaleur et de la sécheresse, en dépit du vent, en dépit des orages violents, des générations de travailleurs à bras ont transformé la moindre colline aride en terroir productif, si ce n’est fécond. Ils ont épierré les parcelles, modelé les pentes, édifié partout des murs de pierres sèches, pour retenir le peu de sol disponible sous un climat où les rares pluies tombent en trombe et lessivent tout substrat fertile. De ce labeur ancestral sont nés, sur la moindre pente de la rive nord de la Méditerranée, des paysages de terrasses, faits d’étroites parcelles étagées, gagnées sur le matorral, la garrigue ou le maquis, c’est selon. En témoignent tous les paysages méditerranéens aujourd’hui inscrits au patrimoine mondial : les terrasses de la Serra de Tramunta le long de la côte nord-ouest de l’île de Majorque, celles des Causses et des Cévennes en France, de Battir au sud de Jérusalem, ou encore de la côte amalfitaine (Italie), les paysages viticoles du Haut-Douro au Portugal, ceux du Piémont, les collines du Prosecco de Conegliano et de Valdobbiadene, en Italie. 

Des terroirs façonnés par une économie agro-sylvo-pastorale qui a présenté pendant des siècles une surprenante similitude avec celle de l’Antiquité gréco-romaine dont elle a longtemps conservé les traits : productions de blés, de vin, et d’huile, élevage des ovins ou encore exploitation des bois…. Mais qui mieux que les céréales, la vigne, l’olivier, les chênes pour s’accommoder de ces sols arides ? Jusqu’au début du XXesiècle, ils ont dominé tour à tour les paysages agraires, même si les travailleurs de cette terre prétendue stérile y pratiquaient le plus souvent de la polyculture. Dans chaque enclos pierreux étaient mariés céréales, vignes, arbres fruitiers, herbes et légumes. La notion de champ n’avait alors rien de commun avec l’image stéréotypée des vastes étendues en monoculture de la plaine, où la même espèce s’étale à l’infini dans un ordre rigoureux. 

Aujourd’hui, même si dans les dehesasde la péninsule ibérique ou du Maroc cohabitent encore harmonieusement chênes verts ou chênes lièges et pâturage, les complants, associations d’arbres et de cultures, caractéristiques des paysages méditerranéens sont tombés presque partout en désuétude. Dans ces terroirs secs et pentus les inter-rangs de céréales, à trop faible rendement, ne sont plus qu’un souvenir et la vigne, florissante depuis le Moyen âge y a été éliminée par le phylloxéra en 1870 ; elle renaîtra essentiellement dans les plaines. Reste l’olivier, l’arbre offert par Athéna au peuple grec, pourvoyeur de l’huile du Saint Chrême, même si sa place dans les collines, de Menton jusqu’à Banyuls, est plus symbolique que réelle. Les dimensions des oliveraies y sont toujours restées modestes comparativement à celles d’Espagne ou d’Italie. Limitée par la rigueur de certains hivers, son expansion économique sera irrémédiablement entravée, au milieu du XIXesiècle, par l’introduction des huiles exotiques (arachide), moins chères, qui lui porteront le coup de grâce.  L’attrait pour l’exotisme marque, à cette même époque, la « tropicalisation » de ce que l’on va désormais appeler la « Côte d’Azur ». L’engouement pour les palmiers dont la silhouette érigée devient alors omniprésente sur les avenues, dans les parcs et les jardins, n’est pas sans évoquer les oasis peuplées de dattiers des régions arides de l’Afrique du nord telle l’oasis de Figuig à l’extrême-est du Maroc ou la palmeraie d’Elche sur la côte espagnole, la plus vaste d’Europe.

Au cours du XXesiècle tous ces paysages ancestraux du sud de la France, d’Espagne et d’Italie vont se brouiller irrémédiablement. Le départ des populations rurales vers les grandes villes marque une rupture dans l’exploitation des terroirs étagés. Nous n’en connaissons que trop bien les conséquences. Fortement anthropiques, issus de cette étroite imbrication entre milieux et fonctions, ces paysages en subissent d’autant plus l’impact de la déprise et de l’abandon des pratiques traditionnelles. Un phénomène qui s’est accéléré à partir des années 1970. Nous assistons depuis, impuissants, à l’enfrichement des espaces agricoles de pente et à la « fermeture » des milieux naturels. Les pins d’Alep envahissent les anciennes terrasses, les petits ligneux, des arbustes et jeunes arbres, colonisent les prairies et les pâtures, les garrigues s’embroussaillent pour tendre vers la forêt…

Dans le même temps, le constat d’un étalement urbain grignotant irrémédiablement les espaces agraires est patent. Lié à la forte croissance démographique des villes, il s’accompagneparfois de l’essor de « mers de plastiques », dont la région d’Almeria, en Espagne, est le « modèle ». Des paysages issus d’une agriculture productiviste sous serre, où poussent, tout au long de l’année, sur de gigantesques surfaces, des fruits et légumes essentiellement destinés à l’exportation.  

Tout ceci dans un contexte climatique qui exacerbe les enjeux, avec des étés de plus en plus chauds et secs, favorisant incendies et désertification.

Les paysages emblématiques des régions méditerranéennes se lovent désormais dans des sites protégés ou inscrits au patrimoine mondial de l’humanité… Ces gorges, pentes, terrasses, deltas, calanques, massifs, montagnes, jardins seront-ils les derniers « bastions », des fragments de résistance, de ces paysages séculaires ? 

Véronique Mure

Septembre 2020

In : Catalogue de l’exposition « Le grand Mezzé » présenté au Mucem à Marseille à partir de février 2021.

©vvmure
©vmure
©vmure
©vmure
Oliviers (France) ©vmure
Oliviers (France) ©vmure
Minervois (France), lisière villageoise ©vmure
Terrasses ©vmure
Arganeraie (Maroc), ©vmure
Paysages de terrasses (Maroc), ©vmure
Paysages de terrasse (Corse), ©vmure
Cours des oranger Séville (Espagne), ©vmure
Jardin méditerranéen en été (France) ©vmure
Camargue (France) ©vmure
Mer de serres (Espagne) ©vmure
Littoral méditerranéen (France) ©vmure

The evolution of major Mediterranean landscapes 

The Mediterranean landscapes of southern Europe are best remembered for their frugal, xerophytic vegetation, rough and crushed by the summer heat and drought, shaped by the teeth of herds and the flames of the fires that burn through them. We remember the thorns as well as the aromas. The words « matorral », « garrigue », « maquis », « pierres », « terrasses », « chênes », « thyms », « pins », « oliviers », « cyprès »… resound. Landscapes where man and plant have been united for thousands of years. Admittedly, in this emblematic image, the fertile plains, with their irrigated huertas, the coastlines and wetlands of the marshes, ponds and deltas, refuges for migratory birds and home to rice-growing that is sometimes centuries old, the Po plain, the Rhone or Ebro deltas… are blurred out. The mountains, the chestnut groves of Corsica and the Cevennes, and the chestnut groves of southern Italy, Tuscany, Campania and Calabria, which provide nourishing flour and rot-proof wood, are all blurred.

Despite the heat and the drought, despite the wind and despite the violent storms, generations of hard workers transformed the smallest arid hill into a productive, if not fertile, land. They have spiked the plots, shaped the slopes, built dry stone walls everywhere, to retain the little soil available in a climate where the rare rains fall in torrents and wash away any fertile substrate. This ancestral labour has given rise, on the slightest slope of the northern shore of the Mediterranean, to terraced landscapes made up of narrow, tiered plots of land reclaimed from the matorral, scrubland or maquis, as the case may be. All the Mediterranean landscapes now listed as World Heritage Sites bear witness to this: the terraces of the Serra de Tramunta along the north-west coast of the island of Majorca, those of the Causses and Cévennes in France, Battir south of Jerusalem, or the Amalfi Coast (Italy), the wine-growing landscapes of the Alto Douro in Portugal, those of Piedmont, the Prosecco hills of Conegliano and Valdobbiadene in Italy. 

These are regions shaped by an agro-sylvo-pastoral economy that for centuries bore a surprising resemblance to that of Greco-Roman antiquity, whose features it has long preserved: wheat, wine and oil production, sheep farming and woodland exploitation…. But who better to adapt to these arid soils than cereals, vines, olives and oaks? Until the beginning of the 20th century, these crops alternately dominated the agricultural landscape, even though the workers on this supposedly barren land usually practised mixed farming. In each stony enclosure, cereals, vines, fruit trees, herbs and vegetables were combined. In those days, the notion of a field had nothing in common with the stereotypical image of the vast, monocultured expanses of the plains, where the same species spread out endlessly in a rigorous order. 

Today, although in the dehesas of the Iberian Peninsula or Morocco, holm oaks or cork oaks and pastures still coexist harmoniously, the « complants » – associations of trees and crops – characteristic of Mediterranean landscapes have fallen into disuse almost everywhere. In these dry, sloping terroirs, the low-yielding inter-rows of cereals are a thing of the past, and the vine, which had flourished since the Middle Ages, was wiped out by phylloxera in 1870; it will be reborn mainly on the plains. What remains is the olive tree, the gift of Athena to the Greek people and provider of the oil used in the Holy Chrism, even if its place in the hills from Menton to Banyuls is more symbolic than real. The size of the olive groves here has always been modest compared to those in Spain and Italy. Limited by the harshness of certain winters, its economic expansion was irreparably hampered in the mid-nineteenth century by the introduction of cheaper exotic oils (peanuts), which dealt it the final blow.  At the same time, the attraction of exoticism marked the « tropicalisation » of what would henceforth be known as the « Côte d’Azur ». The infatuation with palm trees, whose towering silhouettes became ubiquitous on avenues, in parks and gardens, was reminiscent of the oases populated by date palms in the arid regions of North Africa, such as the Figuig oasis in the far east of Morocco or the Elche palm grove on the Spanish coast, the largest in Europe.

Over the course of the 20th century, all these ancestral landscapes in the south of France, Spain and Italy became irrevocably blurred. The departure of rural populations for the big cities marked a break in the exploitation of the tiered terroirs. We know the consequences all too well. These landscapes are highly anthropogenic, resulting from the close interweaving of environments and functions, and are all the more affected by the abandonment of traditional practices. This phenomenon accelerated in the 1970s. Since then, we have watched helplessly as sloping farmland has been cleared and natural environments have been « closed in ». Aleppo pines are invading the old terraces, small woody plants, shrubs and young trees are colonising the meadows and pastures, and the scrubland is becoming overgrown, tending towards forest… 

At the same time, it is clear that urban sprawl is irreversibly eating away at farmland. Linked to strong demographic growth in cities, this is sometimes accompanied by the development of « seas of plastic », of which the Almeria region in Spain is the « model ». These landscapes are the product of greenhouse production agriculture, where fruit and vegetables are grown all year round on gigantic surfaces, mainly for export. 

All this in a climatic context that exacerbates the challenges, with increasingly hot and dry summers, encouraging fires and desertification.

The emblematic landscapes of the Mediterranean regions are now nestled in sites that are protected or listed as World Heritage Sites… Will these gorges, slopes, terraces, deltas, calanques, massifs, mountains and gardens be the last ‘bastions’, fragments of resistance, of these age-old landscapes? 

Véronique Mure

September 2020

In: Catalogue of the exhibition « Le grand Mezzé » presented at the Mucem in Marseille from February 2021.

Vous aimerez aussi

Il n'y a pas de commentaires