Jardins de femmes – que font les femmes dans les jardins ? Université de Brest -11-13 mai 2023.

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Jardins de femmes – que font les femmes dans les jardins ? Université de Brest -11-13 mai 2023.

RESUME DU COLLOQUE

Le jardin, au centre symbolique de l’inscription de l’humanité dans le monde, est révélateur des choix de société, des inégalités, des conditions de la survie, des aménagements de l’espace social, des services écologiques à toutes vies humaines ou non-humaines. Mais il est aussi lieu d’art et de repos, expression poétique et métaphysique, tout en étant essentiel dans l’économie domestique et la vie familiale. Il est proche et particulier mais aussi universel et culturel. Ce colloque souhaite interroger la dimension de genre de ces perspectives diverses car dans tout ce qui constitue le jardin, la place des femmes est spécifique. 

MOTS-CLÉS : #jardin, #femmes, #jardinage, #aménagement, #écologie, #résistance, #émancipation 

TEMOIGNAGE EN GUISE DE SYNTHESE par Véronique Mure, botaniste – le 13 mai 2023

Permettez-moi tout d’abord de remercier les organisatrices de ces journées, les sociologues Sylvette Denèfle et Nicole Roux, de m’avoir invitée à être le « grand témoin » de ce colloque « Jardins de femmes ». J’ai saisie au vol cette proposition comme une chance de partager avec vous quelques réflexions sur des thèmes qui me sont chers, en lien avec ceux développés ici, et ce malgré mon incompétence pour discuter des questions sociales. Ceci m’amène à solliciter votre bienveillance à l’égard de ce qui va suivre. En effet, je ne possède ni les codes, ni le vocabulaire de la discipline et surtout cette présentation à chaud va forcément manquer de recul et de structure. Ce texte témoigne de mon ressenti à l’écoute de ces 22 communications (voir déroulé du colloque en fin d’article), plus qu’il n’en fait une synthèse.

En tant que botaniste, j’ai souhaité adopter le point de vue des plantes qui composent le jardin. Cette posture me permet d’introduire, au-delà de la dualité hommes – femmes, d’autres « acteurs » avec qui nous partageons la signature du jardin comme le met en avant le jardinier-paysagiste Gilles Clément, plusieurs fois cité dans les interventions. Des plantes chez qui la notion de genre n’est pas si directement comparable à ce qu’elle recouvre chez les humains, même s’il y a des espèces parmi lesquelles on trouve une séparation des sexes entre individus (la dioïcie) ou entre les fleurs d’un même individus (la monoïcie), comme l’a évoqué Michel Matival dans sa communication « L’ombre des cyprès : la geste paysagère de Paule Pascal (1932-2018) » . Cependant, elles sont relativement peu nombreuses comparées aux espèces hermaphrodites (les espèces qui présentent les deux sexes sur la même fleur). Lorsque l’artiste gardoise favorise, d’une manière symbolique, des plantes autogames dans son jardin, cela fait appel aux deux sexes malgré tout. 

Par ailleurs, l’enseignement de botanique que je dispense depuis plus de 15 ans à l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage de Versailles-Marseille sur le site de Marseille, et, de fait, ma proximité avec le monde du paysage, m’a permis je faire le constat que cette profession a une histoire dominée par des figures masculines. J’ai été sensible au fait que Sylvette Denèfle fasse le même constat chez les architectes ou encore Sophie Mano Avril chez les ingénieurs.

L’invisibilité des femmes conceptrices de jardins et de paysages au cours de l’histoire est criante dans l’ouvrage édité en 2010 sous la direction de Michel Racine, consacré aux créateurs de jardins en France[1].

  • Le premier tome (de la Renaissance au début du XIXe siècle) présente 50 créateurs tous masculins. Aucune femme n’y est présente.
  • Le deuxième tome (du XIXe au XXIe), présente 86 créateurs ; 76 hommes et seulement 10 femmes (à noter que parmi les 10 femmes, deux sont présentées avec leur conjoint avec qui elles sont également associées) – Aglaé Adanson, Georges Sand, Eugénie de Gerin, Gertrud Gekyll, Béatrice Ephrusy de Rotschil, Isabelle Auricost, Kathryn Gustafson, Jacqueline Osty, Anne-Sylvie Bruel (avec C. Delmar), Christine Dalnoky (avec M. Devigne).

Au-delà de ce constat d’invisibilité des femmes dans la conception des jardins, mon rapport aux jardins de femmes est en réalité très mince et se résume à un seul jardin dans lequel j’ai eu l achance de travailler, celui de l’Abbaye du fort St André. Ce jardin est situé à Villeneuve les Avignon dans le Gard. Son histoire jardinière (pas l’histoire de l’abbaye) est essentiellement liée à des femmes, que ce soit le jardin « sauvage » aménagé par Roseline Bacou dans la deuxième moitié du XXe ou le jardin « italien » créé antérieurement par la poétesse alsacienne Elsa Koeberlé et son amie, la peintre Génia Lioubov, au début de ce même siècle. La communication d’Aurélie Arena sur les « Femmes-artistes au jardin : l’exemple d’Hannah Höch »entre en résonnance avec la vie d’Elsa Koeberlé, bien que leurs pratiques artistiques diffèrent. 

Dans leurs introductions Sylvette Denèfle et Nicole Rouxse sont attachées à définir le jardin comme un espace clos. Cette clôture est l’essence même du jardin qui le distingue du milieu « naturel ».Un jardin comme un univers fermé, protégé, dans un monde hostile.

De cette clôture nous pouvons avoir une vision allégorique chrétienne. C’est l’hortus conclusus directement inspiré des jardins bibliques. Un jardin de rêve, jardin secret, porteur d’un puissant symbolisme religieux inspiré par la description de l’Épouse, la Bien-Aimée, dans les Cantiques des Cantiques. 

Tu es un jardin clôs, ma soeur, ma fiancée, une source fermée, une fontaine scellée… [2]

Dans ces jardins présidés par la Vierge, les fleurs étaient elles-mêmes des symboles : la rose devenue au Moyen Age la fleur de la Vierge, le lys symbole de la chasteté et la violette celui de l’humilité. 

Il est frappant de constater que les fleurs, dont le soin est fréquemment systématiquement attribué aux femmes, représentent encore aujourd’hui l’ornement le plus recherché pour fabriquer une esthétique du jardin et même rendre visible le travail des jardinières comme nous l’a montré Ana-Cristina Torres dans sa communication sur « Le travail des jardins partagés : processus d’invisibilisation et de mise en visibilité́ ». Une reconnaissance qui passe par le beau. A noter que les roses sont toujours, et de loin, les fleurs les plus prisées des jardiniers occidentaux.

D’autres témoignages sur la corrélation entre fleurs et femmes dans les jardins ont été présentés durant ces deux jours. 

En contrepoint de cette symbolique des fleurs, les ormes, une essence à la silhouette autrefois puissante, furent cités par Hervé Bedri comme des arbres marqueurs des aménagements militaires jusqu’au XXe siècle, dans sa présentation sur « Brest, jardins de marins ou de femmes de marins ? »

Enfin, de façon tout à fait intéressante, c’est le cyprès qui fut au centre de la composition du jardin de Paule Pascal présenté par Michel Matival (un arbre sans fleur du groupe des Gymnospermes), en cohérence avec les revendications féministes de la sculptrice. 

Victor Hugo se plait-il à inverser les rôles lui aussi – mais peut-être pas tant que cela – dans cet extrait des Misérables ?

Le jardin, un peu gâté par les constructions assez laides dont nous avons parlé, se composait de quatre allées en croix rayonnant autour d’un puisard ; une autre allée faisait tout le tour du jardin et cheminait le long du mur blanc dont il était enclos. Ces allées laissaient entre elles quatre carrés bornés de buis. Dans trois, madame Magloire cultivait des légumes ; dans le quatrième, l’évêque avait mis des fleurs. Il y avait çà et là quelques arbres fruitiers. Une fois madame Magloire lui avait dit avec une sorte de malice douce :

– Monseigneur, vous qui tirez parti de tout, voilà pourtant un carré inutile. Il vaudrait mieux avoir là des salades que des bouquets.

– Madame Magloire, répondit l’évêque, vous vous trompez ; le beau est aussi utile que l’utile.

Il ajouta après un silence : Plus peut-être.  » ?

Ce carré, composé de trois ou quatre plates- bandes, occupait M. l’évêque presque autant que ses livres. Il y passait volontiers une heure ou deux, coupant, sarclant, et piquant çà et là des trous en terre où il mettait des graines. Il n’était pas aussi hostile aux insectes qu’un jardinier l’eût voulu. Du reste, aucune prétention à la botanique ; il ignorait les groupes et le solidisme ; il ne cherchait pas le moins du monde à décider entre Tournefort et la méthode naturelle ; il ne prenait parti ni pour les utricules contre les cotylédons, ni pour Jussieu contre Linné. Il n’étudiait pas les plantes ; il aimait les fleurs. Il respectait beaucoup les savants, il respectait encore plus les ignorants, et, sans jamais manquer à ces deux respects, il arrosait ses plates-bandes chaque soir d’été avec un arrosoir de fer-blanc peint en vert.[3]

Pour en revenir à la clôture, on sait qu’elle est aujourd’hui de plus en plus poreuse.

Que la frontière entre le sauvage et le cultivé, une vision romantique allant de pair avec la notion d’ordre et de propre pour Elsa Koerner, de l’université de Rennes, dans sa communication sur « Les jardins publics comme espaces pour les femmes : ordre sexué, morale féminine et care environnemental ».

Cette dichotomie est désormais remise en question, ou déplacée, entre autres par la valorisation des espèces indigènes dans les jardins. 

Les oiseaux, tout comme le vent et les nuages, se moquent des frontières[4].

Fut de même repensé le rapport ville-campagne, sujet évoqué par Anne Bono ou encore Alessandra Marcon. De façon plus large, cette dernière a rappelé dans son intervention sur « Les relations ‘femme-jardin’ par-delà les paradigmes de la pensée urbaine occidentale », la division binaire dans les sociétés occidentales profondément impliquée dans la production sociale de l’espace.

Je voudrai glisser là quelques mots sur les relations au jardin des groupes discriminés que la sociologue Sylvette Denèfle a posé sur la table des discussions. Me sont alors venus à l’esprit le jardin comme territoire mental d’espérance de Gilles Clément, tout comme l’expérience jardinière, aidante, de Nelson Mandela pendant ses années de détention. 

Plusieurs intervenants ont abordé la conscience écologique des femmes, Nicole Roux dans son introduction a évoqué le glissement des débats du jardin à la nature ; Tassinée Alleau a débuté sa communication sur « les femmes et les savoirs botaniques : à la racine d’une émancipation au XVIIe siècle », en nous parlant de la figure féminine de la nature et Gabrielle Soudan, à partir du thème du « Jardin comme instrument de pouvoir et d’agentivité́ moral et économique pour la femme au foyer américaine » s’est demandée quelle place la nature jardinée occupe au sein des combats écoféministes ?

Sophie Mano-Avril, quant-à-elle, nous a parlé de réveil écologique des grandes écoles dans une communication d’actualité sur « les ingénieures et les jardins : le cas des jardins partagés et des associations vertes comme le symbole d’un changement paradigmatique récent au sein des écoles d’ingénieurs. ». Celle-ci s’est interrogée sur la surreprésentation des femmes dans les associations vertes et la gestion des jardins partagés dans les écoles d’ingénieurs. Ces jardins étant à la croisée de l’émergence d’une politisation et du militantisme des étudiantes et de leur besoin de sociabilité.

Sans être tout à fait du même ordre que la problématique des femmes au sein des écoles d’ingénieur qui nous a été présenté par Sophie Mano Avril, je peux témoigner de la question du réveil écologique des écoles de paysage. Elle ouvre plusieurs pistes qui nous conduisent souvent à des femmes. La première est celle de la prise en compte des enseignements des « sciences de la nature »[5]au sein de ses écoles. La deuxième concerne le développement de la sensibilité des paysagistes au vivant non humain ainsi qu’aux habitats dans lesquels ils insèrent leur projet. L’enseignement de Gilles Clément au sein de l’ENSP a certainement été un des plus marquants dans ce domaine. Mais nous nous éloignons là de la question féministe, à moins que la sensibilité de certains hommes puisse-t-être assimilée à… 

Alors où en est-on avec la « Terre-Mère » ? Une figure abordée par Léna Jégat en introduction de son intervention sur « les jardins familiaux : jardins de femmes »…

Qu’en est-il de Gaïa ?

Et quel regard portons-nous sur la fertilité ?

L’Antiquité grecque adorait cette Déesse de la terre fertile, qui donnait la vie … mais Il y a longtemps que nos sociétés « hors sol », ont coupé le cordon avec ce mythe d’une Terre-Mère protectrice et nourricière. 

Et pourtant ce colloque nous a offert une multitude d’exemples qui semblent aller à l’encontre de ce constat. Les jardins nourriciers, les jardins de soin, le care, le partage, la réparation ont été des motifs majeurs de ces deux journées consacrées aux jardins de femmes (Claude Nosal, Morgane Robert, Elsa Koerner, Léna Jegat, Ana-Cristina Torrès, Camille Robert Bœuf, Sophie Mano-Avril, Mélani Antin, Moctar Diouf, Anne Bonno…). Des expériences extrêmement variées, d’une grande richesse, produisant des récits magnifiques, mais dont la vulnérabilité a parfois été soulignée tout comme a été questionnée leur place réelle dans nos sociétés. Des exemples porteurs d’espoirs dont on aimerait, comme le propose Anne Bono, qu’ils fassent boule de neige malgré un contexte hostile pouvant apparaître parfois dans notre monde capitaliste. L’exposé de Frédéric Fortunel sur « la basse-cour, la cage, et le poulailler jardiland : les univers genrés aviaires », dont se dégagent des dimensions à la fois affectives, d’empathie mais aussi de ressources alimentaires, en fut une illustration supplémentaire.

Si l’hypothèse Gaïa est au cœur des théories de l’écologie, pour Bruno Latour 

« Gaïa n’est pas la Terre-Mère. Elle n’est pas une déesse païenne, (…) elle n’est pas non plus la Nature, telle qu’on l’imagine depuis le XVIIe siècle, (…) Une Nature (qui) constituait alors l’arrière-plan de nos actions.

A cause des effets imprévus de l’histoire humaine, nous dit Latour, ce que nous regroupions sous le nom de Nature quitte aujourd’hui l’arrière-plan et monte sur scène. L’air, les océans, les glaciers, le climat, les sols, tout ce que nous avons rendu instable, interagit désormais avec nous. Nous sommes entrés dans la géohistoire. L’époque de l’Anthropocène (…)L’ancienne Nature disparaît et laisse la place à un être dont il est difficile de prévoir les manifestations. (…)Gaïa est le nom qui lui convient le mieux.[6]

A cela, Gilles Clément apporte une nuance sur le principe de faire de la planète un être vivant, sans être pour autant en désaccord avec Bruno Latour : 

La Gaïa de Latour, dit Clément, n’aborde pas l’Humain. Il s’agit d’un système qui peut se passer de l’humanité. Sauf que l’humanité est bel et bien là. Que fait-on avec elle ? Le Jardin Planétaire apporte un complément à cette vision biologique de la planète : s’il y a jardin, il y a jardinier.  [7]

Avec le jardin et le jardinier et/ou la jardinière, s’ouvre la grande question du sol et des systèmes racinaires qui sont des thèmes que je m’attache à déployer autant que possible pour mettre au jour l’invisible.  Ce sol dont le philosophe Emanuele Coccia nous dit qu’Il est le fondement de tout et (que) pourtant personne n’est prêt à écouter sa voix.[8] 

Là encore, j’ai noté avec grand intérêt dans plusieurs communications, dont celle de Camille Robert-Bœuf sur « Les relations sensibles à la terre et l’émancipation des femmes russes : les jardins en contexte autoritaire »que la connaissance des sols faisait partie de certaines démarches jardinières, celle de Kazan notamment, et était même vu comme une nécessité pour en améliorer la qualité et adapter les cultures. 

Il est temps maintenant de s’enfoncer dans ce sol pour en éprouver la fertilité.

Mes expériences jardinières me donnent à penser que nous avons une idée de la fertilité qui s’apparente à l’humus, dont se dégage une odeur du sous-bois. Comme Clint Eastwood sur la route de Madison[9], (un clin d’œil au travail de Claude Nosal, chercheur en anthropologie visuelle…) nous trouvons que ça sent très bon un sol fertile !

Une conception nourrie par l’image du paradis, faisant l’objet, on l’a vu, d’une quête perpétuelle. Une image associée à l’exubérance végétale, à la forêt, mais aussi au jardin potager et à la production (un mot qui est mainte fois revenu au cours de ces deux jours).

Gabrielle Soudan a affirmé que les conditions environnementales actuelles nous imposent de dépasser l’image de ce jardin édénique ainsi que la vision productiviste du jardin. En total accord avec cela, je fais ici la proposition de quitter le paradis pour déconstruire la notion de fertilité.

Face au réchauffement climatique, aux sècheresses, aux restrictions d’accès à l’eau, on sait qu’il y a urgence. Cette urgence fut perceptible dans plusieurs communications, même au Chili, comme l’a montré Mélanie Antin dans sa présentation sur « Les femmes mapuche en lutte pour la souveraineté́ alimentaire. Le potager comme espace de soin(s) multiples et de politisation »,

Pouvons-nous alors nous tourner vers d’autres modèles ?

Le changement de point de vue sur la fertilité est essentiel non seulement à notre compréhension des dynamiques du vivant, mais également à leur préservation en nous permettant de ne pas céder à la tentation de « l’enrichissement » systématique. Une tentation fréquente et souvent perturbante pour le bon fonctionnement des écosystèmes en place. 

A partir de là, il est essentiel de remettre au centre de nos préoccupations les racines, systèmes névralgiques de plantes que l’on a relégué aux enfers pendant trop longtemps comme nous l’a montré Tassinée Alleau dans les jardins du XVIIe. Une croyance dont nous avons certainement hérité.

En effet, de la même manière qu’il nous est difficile d’envisager qu’un désert puisse être fertile pour une xérophyte (plante adaptée au sec), tout comme qu’une fissure dans la roche puisse l’être pour une chasmophyte (plante des fissures), il nous est difficile d’envisager un « beau jardin » sans fleur, ni exubérance végétale (qu’elle soit ordonnée ou non) et surtout autonome vis à vis de l’eau. Cette autonomie étant favorisée par des systèmes racinaires profonds. 

Je voudrais convoquer Pierre Sansot, déjà cité par Elsa Koerner lors de son propos sur les jardins public, pour appuyer mon propos. 

L’aridité du sol méditerranéen, dit-il,ne constitue pas une malédiction. Il convient à la beauté d’un tel paysage. Un peu moins sec, il s’affadirait, il fondrait dans une redoutable tendresse. Il perdrait sa rudesse inhabitable, indocile au labour, à la main de l’homme, à ses soins intéressés. Non, cette terre jamais n’enfantera : n’attendez pas d’elle de joyeux poupons, de fructueuses récoltes. Aussi stérile qu’une ville, mais sans que cette stérilité  soit un accident de l’histoire, un concours de circonstances (…) Par miracle, une végétation encore plus têtue et aussi sèche qu’elle surgit de-ci de-là. Ces plantes ont autant d’orgueil que la terre où elles sont entrées comme par effraction. Elles ne demandent rien. Elles ne gémissent pas sous le vent. Elles ne quémandent pas l’eau dont elles manquent. Elles ne postuleront pas une place d’honneur dans un quelconque concours horticole (…) 

Pour qui possède le génie de ces lieux, ce sol est le plus bienveillant et le plus inspirant qu’il soit.[10]

Ceci m’amène à évoquer (à dénoncer) de concert avec Ana-Cristina Torres, un biais du soin, du care, considérant les plantes comme systématiquement vulnérables, au risque d’une lecture anthropomorphique de la condition végétale. Si la nécessité de l’intervention humaine est réelle dans un jardin potager, elle l’est beaucoup moins en milieu naturel. Je n’ai pas le temps de développer ce point de vue, mais je voudrai juste donner un exemple pour l’illustrer. Je travaille sur une forêt communale en Costières de Nîmes qui a subi le passage d’un incendie en 2019 et pour laquelle j’accompagne la commune vers sa Renaissance. L’incendie qui a parcouru 900 ha (un incendie important pour ce territoire viticole sans pour autant être un méga feu comme évoqué par Mélanie Antin au Chili), a suscité un grand émoi dans la population et une revendication paysagère forte. Une demande de « reboisement » s’est aussitôt exprimée et une association, portée par des femmes essentiellement, a proposé un projet de plantation de la forêt par les enfants de la commune. J’ai alors suggéré de dépasser l’acte de planter, opération pourtant, à première vue, très vertueuse et pédagogique, en proposant aux enfants d’observer sur le terrain les stratégies de la végétation méditerranéenne pour renaitre du feu. D’expérience je suis convaincue que les dynamiques naturelles conduisent au retour de la forêt de façon aussi sûre que les plantations dans les conditions climatiques actuelles. 

Je voudrai enfin, à partir de la communication d’Elina Galin sur les « Femmes et jardins dans le roman français du XVIIe siècle, l’exemple d’Artamène ou le Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry » dont j’ai retenu le volet sensible, aborder cette question qui est très importante pour moi.

L’œuvre d’Irina Pittatore, « Qui sème le vent…» présentée avec sa complice Isabelle Demangeat, dans le cadre de la Bibliothèque universitaire de Lettres de Brest a été une magnifique illustration de ce rapport sensible au végétal. Je suis convaincue de l’importance de l’art pour renouer le lien distendu avec les plantes. Ce travail de création m’a en cela beaucoup touché. 

Cette question infiltre désormais le monde scientifique à l’exemple de l’écologue Jacques Tassin, dans son ouvrage « Pour une écologie du sensible »[11], ou encore du botaniste Francis Hallé dans livre en cours d’écriture. 

Je constate fréquemment combien il est difficile pour nous d’exprimer notre rapport sensible aux plantes sans céder au leurre anthropomorphique. Cependant, c’est bien de sensibilité dont il a été question dans les pratiques de femmes tout au long de ces deux jours. Le jardinage permet de tisser des liens avec le vivant non humain et même, comme nous l’a montré Romane Glotain à travers son tour de France des jardins thérapeutiques à vélo, il nous soigne.  

Me permettez-vous, en guise de conclusion, de citer à nouveau Pierre Sansot pour élargir cette exploration du genre au jardin à celui de notre lien sensible aux plantes, qui, en filigrane, parle peut-être aussi de femmes ?

Et là, peut-être, étonné de l’amitié éprouvée pour un végétal, jamais ne s’estompera l’émerveillement de cohabiter avec un être d’une espèce différente. Si l’on ne perd pas de vue l’étrangeté de cette aventure, nous lui accorderons un prix inestimable… [12]

Déroulé des interventions

Accueil et ouverture par David Jousset – Directeur de l’UFR LSH

La problématique du colloque Sylvette Denèfle, Nicole Roux 

PRATIQUES ET AMBIANCES, LA VIE DANS LES JARDINS Modération : Nathalie Narváez 

  • Koerner Elsa, Rennes – Les jardins publics comme espaces pour les femmes : ordre sexué, morale féminine et care environnemental 
  • Soudan Gabrielle, Lausanne- Le jardin comme instrument de pouvoir et d’agentivité moral et économique pour la femme au foyer américaine 

LE JARDIN EXPRESSION DES RÔLES FÉMININS DANS L’HISTOIRE DES MILIEUX I Modération : Edna Hernandez Gonzalez 

  • Alleau Tassanee, Tours – Les femmes et les savoirs botaniques : à la racine d’une émancipation au XVIIe siècle 
  • Michielon Audrey-Caroline, Toulouse -Une reine en son jardin : histoire et usages du Jardin de la Reina de l’Alcàzar royal de Madrid au temps d’Isabelle de Bourbon (1621-1644) 
  • Nosal Claude, Metz – Le jardin des sources de lumière : entre liminalité et communitas, une expérience d’empathie générative de femme(s) engagées en permaculture au Portugal. Approche anthropographique 
  • Robert Morgane, Bordeaux – Des femmes en situation de précarité comme groupe moteur de création de jardins partagés : le cas de la cité du Grand Parc à Bordeaux, hier et aujourd’hui (1988 – 2022) 

LE JARDIN EXPRESSION DES RÔLES FÉMININS DANS L’HISTOIRE DES MILIEUX II 

  • Galin Elina, Poitiers – Femmes et jardins dans le roman français du XVIIe siècle, l’exemple d’Artamène ou le Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry
  • Arena Aurélie, Strasbourg- Femmes-artistes au jardin : l’exemple d’Hannah Höch 
  • Matival Michel, Montpellier – À l’ombre des cyprès : la geste paysagère de Paule Pascal (1932-2018) 

LE JARDIN POUR RÉSISTER I Modération : Bénédicte Harvard-Duclos 

  • Bastoen Julien, Rennes – Au jardin du Luxembourg à Paris, un écoféminisme avant l’heure ? 
  • Jegou Anne, Dijon – Ecoféministes au jardin : pour des natures jardinées de réappropriation et de création 
  • Mano-Avril Sophie, CY Cergy-Paris – Des ingénieures et des jardins : le cas des jardins partagés et des associations vertes comme le symbole d’un changement paradigmatique récent au sein des écoles d’ingénieurs 

LE JARDIN POUR RÉSISTER II -Modération : Magdalini Dargentas 

  • Jégat Léna, Caen – Les jardins familiaux : jardins de femmes ? 
  • Torres Ana Cristina, Estebanez Jean, Paris 12 Le travail des jardins partagés : processus d’invisibilisation et de mise en visibilité 

LE TRAVAIL DU JARDIN, LE CORPS EN ACTE – Modération : Marie-Laure Deroff 

  • Diouf Moctar, Paris 13 – Les rôles différenciés des femmes dans la contribution alimentaire de l’agriculture urbaine et périurbaine (jardinage et maraichage) : le cas de l’agglomération dakaroise et des villes de Ziguinchor et Tambacounda 
  • Fortunel Frédéric, Le Mans – La basse-cour, la cage et le poulailler jardiland : les univers genrés aviaires 
  • Bedri Hervé, Brest – Brest, jardins de marins ou de femmes de marins ? 
  • Bonno Anne, Rennes –  Miss’terre
  • Marcon Alessandra, Venise – Canovas Manon, Manon au champ des écoutes. Les relations femme-jardin par-delà des paradigmes de la pensée urbaine occidentale 
  • Antin Mélanie, Paris 7 – Femmes mapuche en lutte pour la souveraineté alimentaire. Le potager comme espace de soin(s) multiples et de politisation 
  • Robert-Bœuf Camille, Paris 10 – Relations sensibles à la terre et émancipation des femmes russes : les jardins en contexte autoritaire 
  • Glotain Romane, Canada – Film : Tour de France des Jardins thérapeutiques à vélo ! 

Véronique Mure, Grand Témoin du colloque


[1]Racine, M. Créateurs de jardins et de paysages en France de la Renaissance au XXIème siècle. 2 tomes, ouvrage collectif, Actes Sud, 2010

[2]Cantiques des cantiques, 4 : 12 : 16

[3]Hugo, V., Les Misérables, T.I, 1890

[4]Clément, G., Éloge des vagabondes, Ed. Nil, 2002.

[5]Marco, A., Mure, V., Wattelier, F., Mermier, C., BiehlerA., Enseigner les sciences de la nature à travers le prisme du paysage et du projet de paysage à l’ENSP site de Marseille : l’exemple de deux séquences pédagogiques.Projet de paysage, 2022.

[6]Bruno Latour, Face à GaïaHuit conférences sur le nouveau régime climatique,Collection Les empêcheurs de tourner en rond, Éd. La Découverte – 2015.

[7]Gilles Clément, Com.pers.

[8]Emanuele Coccia, « Gaïa ou l’anti-Léviathan » Critique2019/1-2 (n° 860-861pp. 32 à 43 2019

[9]Extrait film « Sur la route de Madison » 37sec. 1995 : Meryl Streep & Clint Eastwood

[10]Pierre Sansot Les pierres songent à nous. Editions Fata Morgana, 1995.

[11]Tassin J., Pour une écologie du sensible, Ed. Odile Jacob, 2020

[12]Pierre Sansot, Jardins publics, Ed. Payot et Rivages 1995

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